Le sombre déjà-vu du Darfour

Le porte-parole de l’UNICEF, James Elder, livre les réflexions inspirées par son voyage au Soudan et la catastrophe d’origine humaine qui se joue sur place.

© UNICEF/UNI518555/Spalton
Le porte-parole de l'UNICEF James Elder (à gauche) interviewe deux élèves de l'école Kaga à Geneina, dans le Darfour occidental, au Soudan.
© UNICEFUNI603190Jamal
L'insécurité persistante à El Fasher, au Nord-Darfour, pousse chaque jour davantage les enfants et les familles. Des caravanes remplies d'enfants déplacés et de familles fuyant El Fasher pour se mettre à l'abri.
©UNI610824/Rajab
Le 9 juillet 2024, des enfants et des familles déplacés se réfugient sous un bâtiment inachevé à Minah Al Berih, à l'entrée de l'État du Gedaref. Les familles ont fui les récents affrontements à Sinja, dans l'État de Sennar. On estime à 50 000 le nombre de personnes déjà arrivées au Gedaref, et l'on s'attend à ce qu'il y en ait beaucoup plus.
©UNI610829Rajab
Le 9 juillet 2024, des enfants et des familles déplacés se réfugient sous un bâtiment inachevé à Minah Al Berih, à l'entrée de l'État du Gedaref. Les familles ont fui les récents affrontements à Sinja, dans l'État de Sennar. On estime à 50 000 le nombre de personnes déjà arrivées au Gedaref, et l'on s'attend à ce qu'il y en ait beaucoup plus.
Une jeune fille sur le chemin du point d'eau
Nujod, 11 ans, part chercher de l'eau au point d'eau mis en place par l'UNICEF dans le village rural d'Al-Serif, dans la partie nord-est de la localité d'Umm Dukhun, à environ 25 kilomètres de la ville d'Umm Dukhun, au Darfour central.
©UNI593643
Manahil nourrit son fils Baraa, âgé de 6 mois, avec des aliments thérapeutiques prêts à l'emploi, chez elle à Damazine, dans l'État du Nil Bleu. Baraa se remet d'une malnutrition aiguë sévère et est inscrit à un programme de nutrition soutenu par l'UNICEF pour recevoir des soins et un traitement.

«Quand l’aube déferle sur le Darfour, je sens un grand poids, à mon retour après deux décennies. À nouveau, des millions de personnes souffrent. Il y a vingt ans, je participais aux efforts humanitaires pour faire changer les choses. C’était au début des années 2000, lorsque des personnalités de premier plan et des journalistes de notoriété mondiale faisaient le voyage pour attirer l’attention, avec la meilleure intention du monde, sur les atrocités commises au Darfour.

Mais en dépit des progrès accomplis pendant des années, ce retour est difficile, c’est comme la sombre répétition d’un déjà-vu.

À maint égard, la situation pour les enfants et les femmes est encore bien pire cette fois.

La région soudanaise du Darfour est marquée depuis longtemps par les conflits, les déplacements de population et une misère indescriptible. Mais maintenant que le Soudan est déchiré par les parties en guerre, il n’y a ni star hollywoodienne ni pression internationale coordonnée de la part des politiciens et des médias pour empoigner la crise de déplacements d’enfants la plus grave au monde.

Le Darfour fait face à l’une des pires catastrophes d’origine humaine, mais rares sont ceux qui en parlent. Au terme d’une année de combats, plus de 4,5 millions d’enfants ont été déplacés. Leur nombre est plus élevé que celui de la population de maint pays.

Ma première expérience il y a vingt ans m’a durablement marqué. Maintenant, deux décennies plus tard, je me retrouve au Darfour. Le paysage n’a guère changé, mais les problèmes ne sont que trop connus. La guerre actuelle obéit à un schéma horrible, familier. Les combats sont brutaux. Les cessez-le-feu sont pour dire inexistants. Les affrontements s’étendent. Et les atrocités sont multiples. Les jeunes filles et les femmes en sont particulièrement souvent la cible.

«Ce qu’ils ne pouvaient pas porter, ils le brûlaient.»

Quand je parle avec les gens, des personnes déplacées pour la plupart, ils abordent des sujets déjà présents il y a 20 ans. Les combattants ne se contentent pas de se battre entre eux, ils pillent aussi tout ce qu’ils trouvent, y compris les choses les plus importantes comme des lits, des matelas, des couvertures, des casseroles et des poêles ou des habits. Ils emportent tout et, comme me l’a raconté une femme d’un certain âge dans la ville de Geneina, «ce qu’ils ne pouvaient pas porter, ils le brûlaient».

En me déplaçant dans le Darfour occidental, j’ai vu des preuves de la reconstruction, détruite à nouveau, cette fois, pour la génération suivante. Il y avait des écoles, des cliniques et des systèmes d’alimentation en eau qui avaient moins de 20 ans et avaient été anéantis après de violents combats. Des structures d’importance vitale destinées à protéger les enfants et les familles sont à nouveau au bord de l’effondrement. Des employés comme les infirmières, les enseignants et les médecins ne sont plus payés depuis des mois. Les médicaments se raréfient. L’eau potable sûre est une denrée rare.

Pour ceux et celles qui étaient encore des enfants lors de ma dernière visite au Darfour, les lieux sont de nouveau lugubres. Ceux qui faisaient des études universitaires ou étaient fraîchement diplômés, des jeunes hommes surtout, mais aussi quelques femmes – des jeunes adultes qui souhaitaient travailler dans l’économie, le domaine médical ou le secteur IT – sont maintenant réfugiés au Tchad et sont face au néant. Ils guettent la moindre chance.

Des rêves momentanément gelés

Dans le chaos de la guerre, les têtes les plus intelligentes ont été forcées d’interrompre leurs études et leurs ambitions ont été anéanties. Haida, une jeune femme de 22 ans, m’a raconté au Darfour: «J’avais un rêve – je voulais faire des études de médecine. J’ai vécu ce rêve. Maintenant, je n’ai plus rien. Je n’ai plus de rêves. La tristesse est ma compagne de route.» Sa voix douce, sa clarté de vue et sa profonde tristesse m’ont submergé. Je ne peux que l’imaginer: le Soudan focaliserait tellement plus l’attention si le monde pouvait faire la connaissance de jeunes femmes comme Haida.

Ou bien Ahmed, 20 ans, maintenant à Farchana, au Tchad: «Je ne peux pas me permettre de rêver, ici.»

Comment leurs rêves peuvent-ils renaître? Les dirigeants doivent négocier un cessez-le-feu et s’assurer que l’aide cesse d’être bloquée – quelle que soit la partie impliquée.  Les responsables de la région doivent montrer qu’ils peuvent diriger. Les pays donateurs doivent faire preuve de compassion – et traduire cela en moyens financiers, afin de répondre aux besoins immédiats.

Je parle avec Nawal, 24 ans, à Zelinge dans le Darfour occidental; elle était tellement stressée par la guerre qu’elle a mis au monde un enfant à domicile, deux mois trop tôt. De plus, la maison de Nawal a été  bombardée durant l’accouchement. Comme par miracle, elle et son bébé ont survécu, mais au moment de notre rencontre, le bébé souffrait de malnutrition sévère. Je me souviendrai toujours de l’expression du visage de cette mère quand elle m’a dit à voix basse, la tête penchée: «Je suis conseillère en nutrition, mais regardez donc mon enfant.»

Elle était très gênée. Je me suis dit qu’elle était héroïque. Elle avait marché une journée entière pour trouver un établissement où son bébé pourrait être soigné par l’UNICEF. Mais sans moyens supplémentaires et un meilleur accès, elle sera l’une des rares chanceuses.»